vendredi 18 janvier 2008

Lettre du front

Samedi 10 juin 1916

Mon cher oncle

Je vous ai envoyé un petit mot hier à mon retour des tranchées (je devrais plutôt dire des trous d’obus, puisque nous n’avions que cela comme abris) – j’ai daté du 8 par erreur) n’ayant pu vous donner de mes nouvelles depuis que j’étais en ligne ; je vous ai raconté un épisode de ma campagne plutôt brièvement, vous donnant seulement quelques impressions sur le terrible spectacle auquel j’ai assisté ; je tenais surtout à faire partir ma lettre pour le courrier du jour et je savais que mes parents vous communiqueraient la lettre que je leur écrirais et dans laquelle je leur écrivais quelques détails sur mon existence pendant ces journées terribles passées en première ligne sous un bombardement infernal et continuel ; comme je vous l’ai dit, impossible de faire partir de correspondance ni d’en recevoir ; donc, privés de toute communication avec l’extérieur. J’étais surtout désolé de cette fâcheuse situation d’isolement à cause de maman qui s’inquiète si facilement et qui est si impressionnable. Elle est habituée à recevoir presque tous les jours un mot de moi et je songe avec tristesse aux tourments qu’elle a dû endurer et qu’elle endure encore à l’heure actuelle, car ma lettre d’hier n’arrivera pas avant lundi ou mardi) par suite de ce manque complet de nouvelles auquel j’étais impuissant à remédier.

En arrivant hier au cantonnement (un petit village à 10 Km des lignes, où il n’y a plus de civils et où on ne trouve rien à acheter) je n’étais plus qu’une loque ; j’étais littéralement vidé, et s’il avait fallu rester encore quatre jours aux tranchées dans les mêmes conditions, je serais sûrement tombé sur le flanc.

Aujourd’hui, après une bonne nuit de sommeil et après avoir goûté de nouveau à la soupe, je me sens plus solide. Je crains que nous ne retournions au même endroit et que nous conservions ce secteur intenable.

Les plus endurcis disent qu’ils n’en n’ont jamais vu de plus mauvais.

Sur la crête où nous étions, il n’y a pas un mètre carré de terrain qui soit resté intact, la terre est comme une écumoire. Ce n’est pas seulement du 77 que les Boches nous envoient, mais du 210 et même du 305. Or, qu’elles tranchées peuvent résister à ces monstrueux projectiles !

Je me demande comment nous n’avons pas eu plus de pertes n’ayant que de petits trous comme abris. Ma section a été la plus éprouvée ; le sergent dont je vous ai parlé a été grièvement blessé le premier jour ; je n’ai pas eu de peine à rassembler mon escouade en partant ; tous mes hommes étaient tués ou blessés.

Reçu hier votre longue et affectueuse lettre du 5.

Je vous envoie, mon cher Oncle, mes baisers bien affectueux.

Charles

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